Ecole numérique, écrans et santé ophtalmique : Entretien avec Florent Aptel

Ecole numérique, écrans et santé ophtalmique : Entretien avec Florent Aptel#

Information

  • Auteurs : Florent Aptel, CHU de Grenoble, univ. Grenoble Alpes & Christophe Charroud, Inspé, univ. Grenoble Alpes.

  • Date de création : Juillet 2017.

  • Résumé : Télévision, ordinateur, tablette, téléphone, montre connectée, … Si le temps passé devant la télévision est stable voire légèrement déclinant depuis une dizaine d’années, un adolescent sur deux passe malgré tout plus de 3 heures par jour devant un écran, avec une très nette montée en puissance des supports mobiles. Ces chiffres doivent nous inciter à réfléchir à la question des conséquences possibles sur les yeux de nos élèves et aux gestes de prévention à adopter, le Professeur Florent Aptel nous apporte dans ce document des éléments de réponse.

Informations supplémentaires
  • Date de modification : 23 avril 2024.

  • Durée de lecture : 8 minutes.

  • Statut du document : Terminé.

  • Citation : Pour citer ce document : Auteur·s (Date_de_création_ou_de_révision). Titre_du_document. Grenoble : Univ. Grenoble Alpes, Inspé, base de cours en sciences de l’éducation, accédé le date_d_accès, URL_du_document.

  • Licence : Document placé sous licence Creative Commons : BY-NC-SA.

Introduction#

Une étude a montré en 2016 1 que les enfants, de 1 à 6 ans, passent en moyenne 4 heures 10 minutes par semaine sur le Web et les réseaux sociaux, les 13-19 ans dépassent les 14 heures, ces chiffres sont des moyennes et la plupart du temps ils ne prennent pas en compte les temps scolaires.

Ces écoliers, collégiens, lycéens et étudiants vont probablement voir leur temps d’exposition aux écrans encore augmenter sur le temps scolaire, en effet en mai 2015 le Président de la République a lancé le Plan numérique pour l’éducation qui a pour but de permettre aux enseignants et aux élèves de profiter de toutes les opportunités offertes par le numérique. Devant ce fait, il nous paraît nécessaire de s’interroger sur les effets engendrés par l’usage intensif des écrans sur l’organe de la vision.

A ce jour, il y a encore très peu d’études scientifiques réalisées, évaluant l’effet potentiel des écrans sur la rétine ou les structures oculaires ; de ce fait il y a peu de recommandations officielles disponibles ou de documents exhaustifs sur le sujet. Afin d’apporter un éclairage médical et scientifiquement étayé nous avons sollicité un spécialiste du domaine, le Professeur Florent Aptel pour une interview.

Florent Aptel est Professeur des Universités - Praticien Hospitalier à la Clinique Universitaire d’Ophtalmologie au CHU de Grenoble, il est membre du laboratoire INSERM U1042 Hypoxie et Physiopathologie HP2 de l’Université Grenoble Alpes.

Anatomie de l’œil#

L’œil est notre organe de perception de la lumière, complexe et fragile il se compose de plusieurs éléments :

https://cdn1.oph78.fr/app/uploads/2022/03/anatomie-de-loeil4-768x476.jpg

Source : http://www.institutdeloeil.com

Risques et pathologies liés aux usages du numérique#

Q1 - Dans certaines écoles il subsiste probablement encore en 2017 des écrans cathodiques mais ils doivent être peu nombreux et en fin de vie, nous allons donc nous intéresser uniquement aux écrans plats et aux technologies contemporaines. Quelles sont les pathologies ophtalmiques les plus courantes engendrées par les usages intensifs des écrans (exposition professionnelle, joueur intensif, internaute addictif…) ?

R1 - Pr Florent Aptel : Les troubles les plus communs liés à l’utilisation prolongée des écrans (notamment les écrans d’ordinateurs) sont l’apparition de symptômes assez bénins mais parfois gênants au long court, tels qu’une rougeur oculaire, une impression de fatigue des yeux, d’irritations, ou un flou visuel en fin de journée. Ces symptômes traduisent souvent un asséchement partiel de la surface de l’œil qui n’est plus correctement couverte par le film lacrymal naturel, ou une sollicitation prolongée de l’accommodation (phénomène permettant la vision des objets situés à courte distance de l’œil). Une des raisons expliquant cela est que lorsque l’on fixe un écran, on a naturellement tendance à moins cligner des paupières, exposant de ce fait la surface de l’œil à l’air environnant et à la lumière de l’écran. Les ambiances sèches (climatisées en été, ou très chauffées en hiver) de certains lieux de travail renforcent ce phénomène.

Q2 Quelles sont les préconisations à respecter pour un usage limitant les risques (positions des écrans vis-à-vis de la lumière naturelle, éclairage…) ?

R2 - Pr Florent Aptel : On peut recommander simplement :*

  • De limiter l’exposition continue à un écran à 1 ou 2 heures (et faire ensuite une pause avant de recommencer)

  • De diminuer la luminosité et/ou le contraste de l’écran

  • D’éclairer directement l’écran par une source lumineuse (si possible naturelle), plutôt que d’éclairer l’écran par derrière

  • D’éviter de regarder un écran dans une pièce plongée dans l’obscurité

  • De placer l’écran en position basse par rapport au sujet (abaisser le bureau sur lequel se trouve l’écran, ou élever son siège), ainsi le sujet qui fixe l’écran regarde plutôt «vers le bas», et une partie de la surface de son œil et recouverte et protégée par sa paupière supérieure. A l’inverse si le sujet est obligé de regarder vers le haut pour voir l’écran, l’œil est complétement découvert

  • Eviter les ambiances trop climatisées, trop chauffées, enfumées ou polluées

  • Ne pas s’exposer au souffle direct d’un ventilateur ou d’une climatisation (qui assécherait l’œil)

  • Et éventuellement si toutes ces recommandations ne suffisent pas on peut trouver en pharmacie des larmes artificielles qui peuvent être instillées régulièrement si on travaille de façon prolongée sur un écran.

Q3 En classe (mais aussi en dehors), les apprenants sont amenés à utiliser des écrans de taille plus réduite avec les terminaux mobiles de type tablette (pour tous les élèves) ou smartphone (lycéens et étudiants), voir dans certains cas des montres connectées. L’usage de plus en plus courant et intensif de ces écrans à taille réduite a-t-il des conséquences sur notre vue ?

R3 Pr Florent Aptel : Effectivement, l’utilisation très courante des écrans de tablette ou smartphone, surtout par les jeunes générations, peut avoir des conséquences :*

  • Favoriser une irritation ou une fatigue oculaire (cf. paragraphe ci-dessus)

  • Perturber le rythme circadien de la mélatonine et altérer la qualité du sommeil (cf. sujet évoqué ci-dessous à propos des LED)

  • Et enfin il a été suggéré – mais cela n’est pas encore formellement démontré – que l’utilisation très intensive d’écrans chez les enfants et adolescents pouvait favoriser le développement d’une myopie (anomalie de la réfraction perturbant la vision de loin, et nécessitant ensuite à vie une correction par des lunettes ou des lentilles). On observe ainsi ces dernières années en Asie une augmentation majeure du nombre de sujets de moins de 25 ans myopes, et une explication avancée est l’utilisation intensive dans ces pays de smartphones et de montres connectées.

Q4 Quels conseils donner aux usagers ?

R4 Pr Florent Aptel : Chez les jeunes enfants, il est probablement souhaitable de limiter l’utilisation des écrans (ordinateurs, tablettes, smartphones, montres, etc.) à quelques heures par jours, et en tous cas de proscrire l’utilisation intensive parfois pratiquée par certains (8 à 12 heures par jour parfois…). Chez les adolescents ou jeunes adultes, une utilisation plus prolongée est possible, par contre l’utilisation le soir après 20h doit être limitée pour ne pas retarder l’endormissement, et une utilisation la nuit est strictement déconseillée. Certaines personnes consultent régulièrement leurs smartphonesla nuit, ceci perturbe les rythmes du sommeil, modifie la structure du sommeil, et peut favoriser la survenue de troubles de l’attention ou de la concentration la journée.*

Q5 Des études 23 ont montré que la lumière bleue émise par les LED servant de source lumineuse pour les écrans limite la sécrétion de mélatonine, une hormone naturelle créée par l’organisme en fin de journée, à la tombée de la nuit. Cette limitation engendre des troubles de rythmes circadiens du sommeil et perturbe l’endormissement. Certaines marques commerciales proposent des verres optiques censés filtrer la «lumière bleue» émise par les écrans, ces filtres sont-ils efficaces et à conseiller ?

R5 Pr Florent Aptel : En effet, les lumières de courtes longueurs d’ondes (lumière bleue), qui sont émises en grande quantité par les LEDs et aussi par les écrans d’ordinateurs ou de smartphones, inhibent la sécrétion de mélatonine par une glande qui est située sous le cerveau. La mélatonine est l’hormone qui prépare de nombreuses fonctions physiologiques (température corporelle, respiration, digestion, etc.) à l’endormissement. De ce fait, l’exposition prolongée à une lumière émise par des LEDs ou à des écrans le soir peut repousser des plusieurs heures l’heure d’endormissement, voir ensuite perturber la structure du sommeil et le rendre moins réparateur. Des fabricants d’optiques proposent en effet des verres intégrant des filtres qui arrêtent une partie des lumières de courtes longueurs d’ondes. A ce jour il n’a pas été démontré formellement que l’utilisation de ces verres protégeait d’éventuelles perturbations du sommeil, néanmoins en attendant d’avoir plus de preuves scientifiques disponibles, leur utilisation peut être envisagée, notamment par les personnes passant beaucoup de temps à travailler le soir.*

Q6 Les vidéoprojecteurs, interactifs ou non, et les tableaux blancs interactifs sont de plus en plus présents dans les salles de classe, ils ont pour caractéristique commune de posséder une source lumineuse très puissante, quels sont les risques pour un élève s’il regarde directement dans l’axe de la lentille d’un vidéoprojecteur en fonctionnement?

R6 Pr Florent Aptel : Les vidéoprojecteurs ou les tableaux interactifs utilisent des sources lumineuses conventionnelles (ampoules, etc.) qui, contrairement aux sources lasers, n’émettent pas une lumière focalisée (càd que la lumière n’est pas concentrée en un seul point de l’espace). De ce fait, il n’y a pas de risques particuliers à croiser quelques instants le faisceau lumineux d’un vidéoprojecteur ou d’un tableau interactif, même si la lumière peut paraitre intense. Il ne faut par contre bien sûr pas fixer pendant une durée prolongée la source lumineuse. Il est à noter que par contre les pointeurs lasers utilisent eux une source lumineuse laser, et il faut donc éviter de fixer – même une fraction de seconde – le pointeur directement. De même il faut éviter lorsque l’on tient le laser de pointer l’assistance avec, ou de fixer la réflexion du faisceau laser dans une vitre ou un miroir. L’exposition de la rétine à un faisceau de pointeur laser peut dans certaines circonstances entrainer un photo-traumatisme rétinien, qui peut aboutir à l’apparition d’une tache noir dans le champ visuel du sujet atteint (parfois définitive).

Conclusion#

La vue chez l’être humain représente la principale source d’information du cerveau sur le monde extérieur : environ 70% des informations passent par la vision. L’utilisation des objets numériques entraîne une augmentation significative des contraintes et introduit des risques nouveaux dont les effets possibles seront perceptibles à long terme. Cet organe de perception primordial doit être préservé, les enseignants doivent prendre en compte autant que possible les risques et contraintes induites par l’usage du numérique par la mise en place de «bonnes pratiques» pouvant aboutir, espérons-le, à de «bonnes habitudes» pour les apprenants.

Références#


1

Chiffres cités dans « Familles connectées », Réalités familiales, Unaf, n° 114-115, 2016.

2

Poirier, R. (2015). « Lumière vive, lumière bleue et santé » - Bulletin de la Société Royale des Sciences de Liège.

3

Gagné, AM (2010). « Modulation de la réponse rétinienne par l’histoire lumineuse récente ou la mélatonine chez le sujet sain ou affecté du trouble affectif saisonnier ». Thèse présentée à la Faculté des études supérieures de l’Université Laval dans le cadre du programme de doctorat en médecine expérimentale.